Soundtrack pour un coup d’État : un documentaire qui décolonise les archives
Janvier 1961, six mois après avoir été élu Premier ministre du nouvel État congolais, Patrice Lumumba est torturé et mis à mort avec la complicité active de l’État belge. Son sort déclenche un vaste mouvement de contestation international et est encore perçu comme emblématique des mouvements de décolonisation. Soundtrack pour un coup d’État de Johan Grimonprez apporte sur ces évènements un regard neuf. Il met en évidence leur dimension internationale tout en veillant à proposer une perspective ancrée dans des témoignages qui problématisent plus largement les enjeux d’une décolonisation inachevée. Entretien.
Mis à l’honneur de la cérémonie des Oscars 2025, ce long métrage documentaire prend pour fil conducteur la musique afro-américaine. Les rythmes jazz, les grands standards et les noms prestigieux comme Abbey Lincoln, Nina Simone, John Coltrane et Duke Ellington se mêlent de manière inhabituelle aux évènements brutaux et chaotiques de la décolonisation du Congo belge. Ce choix n’est pas simplement esthétique. Il met en évidence la dimension internationale que l’indépendance a prise dans un contexte historique où se mêlent les tensions de la Guerre froide, l’exploitation économique, les luttes pour les droits civiques américains et les mouvements de libération. Le film opère des allers-retours fascinants entre une ONU bousculée par l’arrivée de dizaines de nouveaux États, l’actualité de la décolonisation congolaise et l’aura des stars du jazz. Le film dévoile des facettes méconnues de ces artistes tantôt engagés pour la conquête des droits civiques et la décolonisation, et pour qui Lumumba était une icône, tantôt utilisés par Washington comme des visages amicaux – car noirs – offerts aux pays africains pour faciliter une politique cynique animée par la Guerre froide.
Soundtrack to a coup d’État (2024)
Bien plus qu’un devoir de mémoire
Soundtrack… documente une décolonisation qui tourne à la catastrophe et met en lumière les responsabilités cruciales de l’État belge. Mais le film ne ressasse-t-il pas une histoire datée et déjà connue ? Que du contraire. Pour son réalisateur « c’est une histoire qui n’a jamais été racontée en Belgique. » Si depuis les conclusions de la commission Lumumba de 2001, mise sur pied suite au livre de Ludo De Witte [1], la Belgique a reconnu du bout des lèvres ses responsabilités « morales » dans l’agression contre un gouvernement démocratiquement élu et le meurtre de son Premier ministre, l’ampleur internationale des évènements reste largement ignorée chez nous. Dans le contexte de la décolonisation, Johan Grimonprez souligne « la solidarité des nouveaux États qui s’est exprimée autour de la crise congolaise. Le Congo a été au cœur d’un nombre important de discussions dans l’Assemblée générale de l’ONU. Le Secrétaire général était appelé à la démission pour sa gestion de cette crise. Le meurtre de Patrice Lumumba était le revers de la médaille des travaux de l’Assemblée générale. »
Outre le fait d’éclairer des zones conservées dans l’ombre de l’histoire belge, Johan Grimonprez a pris soin de mettre en évidence le rôle qu’occupent les femmes tant hier qu’aujourd’hui. Souvent racontés par les actions des hommes, les mouvements décoloniaux comptent aussi des actrices de premier plan que le film salue telles Maria Makeba, célèbre chanteuse et militante sud-africaine et Léonie Abo, combattante lumumbiste. Soundtrack… met à l’honneur Andrée Blouin, militante engagée de la décolonisation et pendant quelques mois Cheffe du protocole de Lumumba. Dans son autobiographie [2], elle précise avoir été désignée par la Belgique comme devant être éliminée au même titre que le Premier ministre. « On pourrait croire que l’assassinat ciblé était une méthode de la CIA mais c’était également le cas des services secrets belges » insiste Johan Grimonprez. Pour donner une voix à ce personnage crucial, c’est Marie Daulne (aka Zap Mama), qui lit le texte de la militante. Ce choix n’est pas anodin : Marie Daulne accompagne la lutte du docteur Denis Mukwege contre l’usage du viol comme arme de guerre, perpétré massivement par les armées qui ravagent l’Est du Congo depuis des décennies. Comme le souligne le réalisateur : « quand on regarde une carte des sites miniers et les statistiques des viols, la corrélation est évidente ». Souvent invisibilisées par les récits, les femmes sont au premier plan des luttes et des souffrances.
Un panorama édifiant de références et de témoignages
Soundtrack… se caractérise par un travail chirurgical. Les citations défilent et mobilisent un ensemble de sources implacable. Constitué de témoignages et d’ouvrages d’historiens, il souligne les responsabilités des protagonistes occidentaux. Ceux-ci sont mus par l’appât économique de cet « immense gâteau » et par le maintien d’une exploitation coloniale conduite au détriment des valeurs démocratiques prétendument défendues, et in finedes populations victimes d’un interminable cortège de brutalités. « Je savais que mon film allait être examiné en Belgique. Si je devais mentionner la monarchie, je devais avoir des preuves. J’ai utilisé les documents de la Commission Lumumba et de Ludo De Witte. Je veux laisser la possibilité aux gens d’examiner eux-mêmes les sources et de chercher plus loin. Je cherche aussi à être transparent par rapport aux notions que je mentionne dans le film. Je veux aussi montrer que ce n’est pas que ma seule recherche. Si j’utilise les travaux de Georges Nzongola-Ntalaja, je veux les référencer pour éviter le danger de la réappropriation. Il s’agit de parler avec les personnes concernées plutôt qu’à leur sujet ». Lorsque David Van Reybrouck rédige son livre Congo, une histoire, utilisé dans les sources du film, il prend grand soin à se rendre au Congo et à interviewer de multiples témoins directs de l’histoire du pays [3]. Pour Soundtrack…, Johan Grimonprez épouse une démarche similaire. « Pour moi c’est vraiment important. Je ne sais pas raconter l’histoire de Patrice Lumumba, cela n’est pas de mon ressort. Mais je peux raconter l’histoire de son assassinat, de la manière dont mon pays en a été complice. Mais j’ai surtout voulu ouvrir un dialogue, notamment avec In Koli Jean Bofane. Cet écrivain belgo-congolais avait six ans quand la décolonisation s’est produite. Son œuvre se porte notamment sur les guerres et les génocides successifs motivés par le contrôle des ressources minières qui ont enrichi beaucoup de monde mais jamais au bénéfice de la population congolaise. C’était important d’avoir ces voix dans le film. Le dialogue était crucial pour avoir plusieurs perspectives ».
Le Chemin de fer du Mayumbe, Ernest Genval, (1926)
Faire parler les archives
Lorsqu’il s’agit d’évoquer le passé de la colonisation belge, Soundtrack… mobilise des images tournées à l’époque par des opérateurs blancs, payés pour vanter les mérites prétendument civilisationnels d’une opération logistique consacrée à l’appropriation des richesses. On pourra reconnaitre les images en noir et blanc tournées par Ernest Genval en 1926 [4]. On y voit le paysage d’une jungle luxuriante que traverse la caméra en suivant la voie d’un chemin de fer, perçu comme le symbole du triomphe belge sur la « sauvagerie ». Les populations locales apparaissent périphériques, des ombres secondaires qui traversent l’image et qui constituent pourtant la main d’œuvre mobilisée de force. Comment utiliser ces images sans reproduire la domination dont elles sont issues ?
Les documentaires s’encombrent rarement de cette préoccupation. Les archives sont constituées de documents tournés par les colons et médias occidentaux, aujourd’hui stockées à la Cinémathèque royale ou au Musée de Tervuren : elles constituent une documentation visuelle cruciale de l’histoire coloniale belge. Mais « on peut les recontextualiser. Si on doit écrire l’histoire du Congo, il faut aller dans les archives coloniales. Il faut décoloniser les archives. » Elles montrent des réalités, on peut les faire parler et réécrire l’histoire. Soundtrack… subvertit le sens premier des images coloniales et des couvertures médiatiques occidentales. Elles deviennent le support de la dénonciation du pouvoir qui les a produites. Les lectures de textes engagés, les chants jazz des AfroAméricains en lutte pour leurs droits et les témoignages directs se superposent aux plans, le montage en modifie le sens à la manière des expérimentations des détournements politiques réalisés par les situationnistes lors des contestations sociales des années 60 et 70 [5]. Les archives deviennent les instruments de la déconstruction de la domination coloniale elle-même. Le train qui traverse la forêt n’est plus celui de la supériorité coloniale mais de la rapacité militarisée.
En outre, il existe quelques traces filmées qui dorment dans les patrimoines familiaux. Johan Grimonprez a pu utiliser les super 8 des familles d’Andrée Blouin, de In Koli Jean Bofane et les archives familiales de Nikita Kroutchev. S’ils ne rendent pas compte d’évènements aussi spectaculaires que les images de Lumumba arrêté et bâillonné, prises par ses ravisseurs à la veille de son exécution, ils apparaissent comme des contrepoints. C’est là un trait de son cinéma et de sa démarche artistique : « comment les images intimes des films familiaux contrastent avec la grande histoire politique. »
C’est le pouvoir politique du documentariste : faire parler autrement les traces matérielles de l’histoire en les recombinant pour qu’elles soutiennent un nouveau récit. « Les génocides… les génocides après les génocides et la Guerre du Congo », la voix de In Koli Jean Bofane se tait sur les images des milliers de réfugié·es du Kivu à l’époque des évènements du Rwanda. Survient une publicité pour l’iPhone, puis une information : les gisements miniers inexploités du Congo sont évalués à 22 000 milliards de dollars… Si l’assassinat de Lumumba apparait pour certain·es comme une vieille histoire encombrante, le documentaire dénonce en quelques plans que les dynamiques sont toujours à l’œuvre. En 2025, elles se manifestent dans les violences du Kivu et les souffrances sans fin de ses populations.
Daniel Bonvoisin
Entretien réalisé le 10 février 2025.
Lire également Johan Grimonprez, Director’s notes Soundtrack to a Coup d’État, johangrimonprez.be
JohanGrimonprez est un artiste et documentariste belge. En 1997, Il se fait remarquer avec son premier film dial H-I-S-T-O-R-Y portant sur le traitement médiatique du terrorisme et des détournements d’avion. En 2016, son documentaire The Shadow World : Inside the Global Arms Trade explore l’industrie de l’armement. Les enjeux politiques occupent une place de choix dans ses préoccupations tout autant que la place des archives dans une société saturée d’images. Les archives visuelles, qu’elles proviennent du cinéma, des actualités, de la publicité ou des productions amateurs constituent une matière première dont il privilégie l’exploration à travers son œuvre où se confrontent les évènements et les subjectivités humaines. Pour la découvrir son œuvre, rien de plus simple : ses livres et plusieurs de ses f ilms sont librement accessibles sur son site johangrimonprez.be |
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[1] Ludo De Witte, L’assassinat de Lumumba. Karthala, 1999. 415 p
[2] La mémoire d’Andrée Blouin est pourtant célébrée au sein des mouvements militants, son autobiographie initialement publiée en 1983 vient seulement d’être rééditée. Andrée Blouin, My Country, Africa : Autobio graphy of the Black Pasionaria, Verso, 2025
[3] David Van Reybrouck, Congo, une histoire, Actes Sud, 2010
[4] Ernest Genval, De Boma à Tshela par la voie du Mayumbe, 1926
[5] Pour découvrir la démarche de ce mouvement poli tique culturel : Internationale situationniste, Wikipédia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Internationale_situa tionniste