Tülin Özdemir : « J’ai l’impression que le racisme vit un âge d’or »
Pour Tülin Özdemir, présidente du jury du concours de courts-métrages, le cinéma a ce pouvoir unique de transmettre des émotions et d’offrir des points de vue singuliers, souvent marginalisés. Le cinéma « amateur » en particulier, parfois fragile dans sa forme, se révèle puissant de justesse lorsqu’il puise dans l’histoire personnelle et les expériences réelles. Quand la parole raciste se libère, quand le système discriminant se renforce, cette expression citoyenne prend plus d’importance encore.
Cinéaste depuis 2008, Tülin Özdemir a choisi la voie documentaire. Rapidement, elle sait ce qu’elle souhaite partager : « Je suis issue de l’immigration turque. C’est mon matériau, mon terrain créatif malgré moi ». C’est justement pour explorer ce terrain qu’après ses études à l’INSAS, elle réalise et autoproduit son premier court métrage documentaire : Notre mariage. Elle y détricote les implications des mariages arrangés en questionnant sa mère et sa grand-mère qui ont eu des unions précoces, qu’elles n’ont pas choisies. Ce premier film ancre les thématiques qui irrigueront son cinéma. Au-delà de l’Arabat (2013) et Les lunes rousses (2019) complèteront d’ailleurs une trilogie sur la « quête identitaire au féminin ». Avec une même ambition pour la réalisatrice : explorer les coutumes de son pays pour questionner la société.
L’urgence d’ouvrir de nouveaux débats
Ce n’est pas la première fois qu’elle intègre le jury d’un festival. Mais c’est la première fois qu’elle endosse le rôle de présidente, avec beaucoup d’humilité : « mon rôle sera de permettre au jury, avec mes arguments, de récompenser le film dont le point de vue est le mieux écrit et porté à l’écran ». Car aujourd’hui, on peut tous et toutes faire des films, smartphone à la main. Ce qui différencie chaque métrage, c’est le point de vue. Le plus important pour Tülin, et ce qu’elle souhaite valoriser, c’est qu’à travers le film on puisse sentir combien le sujet tenait à cœur à son auteur·ice. C’est d’autant plus important lorsqu’on aborde des sujets qui peuvent avoir une grande implication personnelle tels que le racisme. « J’essayerai de mettre en avant les films qui apportent un regard percutant, qui expriment l’urgence d’ouvrir un débat. » Ce qui explique l’intérêt qu’elle porte à ce festival qui traite justement d’un sujet urgent qui se doit d’être débattu. Beaucoup de personnes subissent le racisme en Belgique, ça n’arrive pas qu’ailleurs. Rencontrer les membres du jury, les questionner et les aider à trancher, s’assurer d’un choix qui satisfera l’ensemble des membres : voilà l’objectif qu’elle se fixe en tant que présidente. Tülin a d’abord accepté cette responsabilité par curiosité, afin de découvrir des films réalisés par des personnes qui souhaitent montrer leur réalité et qui ne se destinaient pas forcément au cinéma. Ces gens qui ont été pris par un sentiment d’urgence qui les a poussés à prendre une caméra pour s’exprimer sur le sujet du racisme. Un sujet personnel dont ils ou elles ont certainement été victimes un jour. De sa première participation au Festival À Films Ouverts, elle garde le souvenir de films qui l’avaient touchée parce que, malgré le manque de moyen, ils tentaient des choses. « C’était très touchant de voir des films qui sont un peu fragile au niveau technique mais qui essayent d’exprimer une émotion forte ».
Les lunes rousses (Tülin Özdemir, 2019)
Le film pour répondre à une « nécessité d’images »
Le cinéma est un média très puissant nous dit Tülin, tant il permet de s’exprimer, de s’engager, plus encore que d’autres formes médiatiques. « Simplement parce que l’image et le son sont hyper puissants. Une image nous imprègne directement. Le son encore plus. » Pour qu’un film puisse imprégner son public, le toucher au plus profond, il faut qu’il dévoile un regard singulier sur le monde : celui du cinéaste, du groupe de réalisation. « Sinon ça ne sert à rien de faire un film, tu peux faire un article, faire un podcast. Si un auteur fait un film c’est parce qu’il ressent une nécessité d’images. » Pour Tülin, l’auteur ou l’autrice d’un film ressent cette urgence de faire vivre au public une situation à laquelle ce dernier n’a pas lui-même été confronté. Par son œuvre et son engagement, il propose au public de porter d’autres lunettes pour voir le monde et changer de perspective. Mais au-delà de dévoiler un point de vue, le cœur de la démarche cinématographique est, pour la réalisatrice, de générer des émotions. Le choix des personnages est déterminant, qu’il s’agisse d’une fiction ou d’un documentaire. Fictifs ou réels, ils et elles deviennent le vecteur principal de l’émotion du film par leur jeu ou la justesse de leur propos. Pour la présidente du jury, peu importe le genre cinématographique, tant que le film permet d’approcher la réalité du racisme à travers des personnages qui en ont une expérience personnelle, réelle. « Même un documentaire est une fiction, on se base juste sur la matière réelle, en dehors de soi. » Un groupe ou un casting multiculturel aura ce pouvoir de nous plonger dans sa réalité, de nous transporter dans son histoire et ressentir ses expériences. « L’aspect technique n’est pas le critère le plus important pour moi. » Elle précise qu’étant donné que toutes les personnes qui ont réalisé des courts métrages n’ont pas les mêmes moyens, ni la même formation, ni la même expérience derrière et devant une caméra, juger un film sur ces critères serait injuste. Même un film techniquement moins abouti peut nous emporter, et c’est le fond des métrages qui primera sur leur forme lorsqu’il s’agira de trancher les débats.
Faciliter la rencontre et l’inclusivité : le rôle des festivals
Écouter, c’est le premier pas vers une société plus humaine. Mais de nos jours, les médias rendent audibles des propos de plus en plus extrêmes. « J’ai l’impression que le racisme vit un âge d’or. » Dans ce contexte, il est important de parler de racisme autrement, de faire place à d’autres voix, à d’autres films. Et c’est pour que ces derniers puissent avoir une chance de nous atteindre qu’il est primordial de les diffuser. Les festivals jouent un rôle déterminant dans la valorisation de discours parfois marginalisés. Ces dernières années, on peut observer une volonté d’inclusivité de la part de l’industrie audiovisuelle. Les origines, les genres et les classes sociales des personnages présents dans nos fictions se diversifient. Tülin salue cette tendance mais reste cependant critique. Pour elle, il est central de raconter ce qui nous rapproche. « Heureusement qu’il y a des festivals comme À Films Ouverts, c’est très important ». Avant tout parce que ce genre d’événement a la capacité de toucher un public diversifié : des acteurs et actrices du monde associatif, des écoles, des jeunes et des moins jeunes. Tous ces groupes sociaux qui vont pouvoir s’approprier ces œuvres comme des outils pour parler de sujets parfois complexes ou intimes. Ils seront touchés différemment par les films, et leur visionnage influencera leur environnement, leur quotidien.
Faire des films pour apprendre le cinéma
« Ne pas attendre de faire une école, ou de se former à l’image et au son. Prendre une caméra et y aller. » Pour Tülin Özdemir, l’apprentissage commence dès qu’on ose filmer l’Autre, se lancer dans un projet de film et y mettre ses tripes. « La technique doit arriver en fonction des besoins sur le terrain et pas l’inverse. »La sélection des courts métrages du festival permettra de découvrir ces réalisateurs et réalisatrices qui ont saisi, comme Tülin, l’urgence d’écrire, d’expérimenter, pour partager un regard singulier et critique sur nos sociétés.
Mathieu Wets
Combattre le racisme, caméra au poing : à vous de jouer Le projet CLAP ! vise à développer les compétences audiovisuelles d’encadrant·es de groupes d’adultes afin qu’ils et elles puissent concrétiser un projet de film collectif sur la thématique du racisme et de l’interculturalité. Rendez-vous sur mediaclap.eu![]() |